Recto-Verso : les mutations du travail controverses et perspectives

J’ai eu le plaisir de rédiger la préface de l’ouvrage numérique Recto-Verso, les mutations du travail, controverses et perspectives.

recto-verso

Issu d’une collaboration entre la Cité du design et l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), Recto-Verso est un livre numérique enrichi consacré aux mutations du travail. Il s’adresse aux acteurs et actrices des entreprises, indépendants, consultants, formateurs, représentants syndicaux et patronaux, décideurs politiques, acteurs institutionnels et des territoires… avec pour ambitions :

  • d’encourager le dialogue
  • d’ouvrir le champ des possibles
  • de faire des liens entre les sujets, les acteurs, les approches.

Quatre questions emblématiques :

  • A qui appartient la fabrique du travail ?
  • Les robots savent-ils travailler ?
  • Les travailleurs indépendants forment-ils un nouveau collectif ?
  • Sommes-nous vraiment relié.e.s par le travail ?

Des contenus stimulants et variés : des textes, vidéo et audio pour découvrir des œuvres artistiques, extraits de conférences, témoignages d’experts, d’entreprises, apports de connaissances, visions engagées et prospectives, pistes d’action issues d’expérimentation…

Une expérience de lecture inédite : différents choix pour composer son parcours de lecture entre une lecture verticale et immersive dans une thématique ou une lecture « bonus » en menu pour passer à l’action !


Texte de la préface

Évoquant la grève des personnels pénitentiaires du début 2018, l’écrivain Sylvain Prudhomme (Libération, 10-11 février 2018), qui connaît bien cet univers, s’étonne que les prisonniers soient « oubliés des revendications » : « Comme si le premier facteur d’amélioration des conditions de travail des gardiens n’était pas d’avoir affaire à des détenus en meilleure forme, moins déprimés, moins brimés, moins tendus. » C’est dire que le travail fait advenir ensemble les travailleurs, leur production, celles et ceux auxquels elle se destine, et l’organisation qui la signe.

On peut vouloir séparer ces facteurs, ériger entre eux des murs techniques, juridiques, symboliques et managériaux, rien n’y fera : et le client se sentira vaguement coupable en prenant livraison de son repas à un cycliste épuisé et mal payé ; le manager percevra vaguement que la nouvelle « réorg », avec son cortège d’outils et d’indicateurs, ne changera pas grand-chose ; le surveillant saura vaguement que l’augmentation des effectifs et de son salaire, toutes justifiées soient-elles, ne résoudront pas son mal-être.

Aussi l’ouvrage Recto/Verso décline-t-il inlassablement le même et indispensable message : on ne répondra aux problèmes actuels du travail et de son organisation qu’en créant des espaces où se discute vraiment, ouvertement, la relation entre les exigences économiques, les possibilités des techniques, la réalité du travail, les aspirations et capacités de ceux qui le réalisent – et sans doute, de plus en plus, celles des clients, usagers et autres « parties prenantes », dans un monde où les frontières de l’entreprise paraissent de moins en moins définies.

Il faut alors le dire : à quelques exceptions près, la tendance est inverse. Comme souvent, la technologie intervient dans le débat comme porteuse d’un impératif d’adaptation auquel on ne pourrait pas faire grand-chose, si ce n’est accélérer. L’ouvrage présente le grand mérite de remettre à sa place le débat actuel sur les effets de l’intelligence artificielle et des robots en soulignant que ces technologies ne viennent pas de nulle part, qu’elles soutiennent un dessein. Pour le dire vite : la robotisation des emplois précède de loin leur automatisation. Elle s’inscrit dans l’histoire d’un siècle d’organisation scientifique du travail, suivie plus récemment (mais tout de même depuis plusieurs décennies) de la mise en réseau des chaînes de valeur, ou encore de l’externalisation de fonctions de plus en plus nombreuses.

Ce mouvement a rendu nécessaire une formalisation et une codification toujours plus avancés des processus et des interactions à l’intérieur comme à l’extérieur des organisations. Avec une conséquence majeure : les organisations n’interagissent plus avec des personnes (clients, usagers, fournisseurs, collaborateurs…), mais avec des abstractions : profils, fonctions, tâches, requêtes, règles, données…

La principale victime d’un tel changement est l’empathie. Nous sommes une espèce profondément empathique, comme l’ont démontré des recherches récentes. Mais cette empathie s’exprime vis-à-vis d’autres êtres vivants, pas d’abstractions. Nous attendons d’une abstraction qu’elle se comporte comme son modèle et non qu’elle négocie, déprime ou réclame un environnement de travail plus sûr. L’interaction avec elle n’est pas une relation, mais une transaction. C’est ainsi qu’on peut réaliser l’exploit d’« individualiser » des relations professionnelles sans du tout les humaniser.

Les outils numériques d’aujourd’hui déploient cette abstraction à la fois plus haut dans l’échelle des qualifications (via l’intelligence artificielle) et plus bas, vers les activités de service qui restaient encore à l’abri de la quantification (via les plateformes). Celle-ci touche les individus non seulement en tant que travailleurs, mais aussi en tant que clients ou usagers, lorsqu’ils deviennent eux-mêmes des digital laborers ou qu’ils vivent l’expérience frustrante (des deux côtés !) de l’interaction avec un centre d’appel. Et il n’est même pas certain que la productivité, la qualité et la rentabilité en bénéficient.

L’ouvrage démontre de manière convaincante qu’il existe d’autres voies. Dans les excellents paragraphes « L’art et la manière » qui concluent chaque partie, il rend compte d’interventions de terrain qui visent à récréer de l’échange à partir du terrain, à « reprendre ensemble la main sur le travail ». Sans en faire des recettes miracles, il s’intéresse à l’émergence de dispositifs collectifs tels que les tiers-lieux, les coopératives d’activité et d’emploi, les plateformes coopératives – ou techniques, tels que les co-bots. Il mobilise le design et même, à bon escient, les arts et la fiction.

Mais pourquoi emprunte-t-on si rarement ces voies pourtant fécondes ? Une hypothèse serait que tout le monde ne vit pas les transformations actuelles de la même manière. Pour une partie de la population qui dispose des ressources culturelles, économiques et sociales pour anticiper et rebondir (et à laquelle appartient sans doute la majorité des lecteurs de cet ouvrage), ce monde du travail éclaté, incertain, complexe et mouvant offre aussi une promesse d’aventure – certes fatigante, parfois risquée, mais comme l’est toute vraie aventure. Cependant cette aventure a son revers pour la majorité de la population : le rétrécissement des espaces d’autonomie, le raccourcissement des perspectives, la dissolution des solidarités quotidiennes ou formelles.

La dernière partie de Recto/Verso (si l’on en adopte une lecture linéaire, ce qui n’est pas obligatoire !) montre que cette césure n’a rien de générationnel. Conséquence : elle ne se résorbera pas toute seule quand tout le monde sera digital native. Si nous voulons refaire « monde commun », comme le dirait Bruno Latour, nous n’échapperons pas au besoin de créer, rétablir ou reconnaître des espaces communs où le travail se discute à partir de son expérience concrète pour celles et ceux – opérateurs, managers, mais aussi clients et usagers – qui en font l’épreuve. Des espaces repensés, sans doute plus ouverts et moins formels que ceux d’hier, mais également reconnus, outillés de leurs propres techniques et méthodes, reliés aux processus économiques et décisionnels de l’entreprise « étendue ».

C’est à ce prix que le travail retrouvera sa fonction de lien entre les personnes, ce qu’ils font ou pourraient faire, et leur place dans l’entreprise comme dans la société. Un lien sans nul doute plus productif et plus soutenable – y compris d’un point de vue économique – qu’aujourd’hui.

Il y faudra beaucoup de volonté, de persistance, d’invention, de discussion et parfois de conflit. A celles et ceux qui s’y sentent prêt·e·s, cet ouvrage fournit à la fois outils, connaissances, inspirations et perspectives. Sa forme même, originale et innovante, issue d’une collaboration inédite entre l’Anact et la Cité du design, invite à l’utiliser de différentes manières : linéairement pour apprendre et prendre le temps de la réflexion, en accès direct pour creuser une question ou s’exposer à une idée, en réseau pour rebondir d’une question vers des pistes d’action ; en point de départ d’une démarche d’entreprise ou point d’arrivée d’une expérience à laquelle on aurait besoin de donner du sens… La liste n’est heureusement pas close.

Voici donc un livre qui « s’utilise » et qui, de plus, continuera d’évoluer dans le temps – cette préface elle-même est écrite après la publication de sa première version. On ne saurait mieux démontrer, par l’exemple, à quel point les frontières du travail évoluent.

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