Entreprendre en 2050 ?

imt_livreblanc_vf_webPostface au « Livre Blanc » de l’Institut Mines Télécom, « Entreprise du futur – Les enjeux de la transformation numérique » (ouvrage dirigé par Madeleine Besson)

 

Afin, comme on me l’a demandé, de considérer l’avenir de l’entreprise sous un angle un peu plus prospectif encore, il nous faut élargir la perspective au-delà de l’entreprise elle-même pour considérer le monde dans lequel elle évolue.

Pour répondre à une question du même ordre (« à quoi ressemblera l’entreprise de 2050[1] ? »), le prospectiviste Stowe Boyd fonde ses scénarios d’évolution sur les bifurcations possibles de trois tendances structurantes : la montée des inégalités et ses effets délétères sur le pacte social (mais pas forcément sur le financement de l’entrepreneuriat et l’innovation) ; le changement climatique et ses effets avancés (ainsi, peut-être, que les effets de stratégies ambitieuses destinées à le combattre) ; les développements de l’intelligence artificielle et de la robotique et ses effets sur l’emploi et le travail (qui dépendent cependant de la place que nous choisissons de leur laisser).

Les trois scénarios de Boyd méritent d’être lus et nous nous dispenserons de les résumer. Mais ils laissent affleurer quatre questionnements qui me semblent essentiels, et que la recherche ferait bien de s’approprier : sur l’avenir de l’entité « entreprise » elle-même, sur les apports contradictoires et ambigus du numérique, sur la persistance des conflits dans et autour de l’entreprise, et sur l’action d’entreprendre dans un monde fini.

 

Qu’entendra-t-on par « entreprise » ?

Il nous paraît aujourd’hui évident que l’entreprise est l’unité de base de la production et de la réalisation de valeur économique. Cela n’a pas toujours été le cas : la famille, le village, le fief, l’abbaye, la guilde, la corporation… ont jadis joué un rôle beaucoup plus important qu’aujourd’hui. Mais demain, et même aujourd’hui : que faire d’une « non-organisation » telle que Wikipédia, d’un groupe réuni autour de la création d’un logiciel libre, des « mineurs » de Bitcoins ou encore, des « travailleurs digitaux » qui nourrissent les plateformes sociales en contenus ?

La mystique de l’entreprise dépasse la seule création de valeur. Dans Réinventer l’entreprise, Blanche Ségrestin et Armand Hatchuel écrivent : « Inventée il y a un siècle, l' »entreprise » incarnait l’inventivité technique, un travail organisé et un espace de négociations sociales. Son développement se confondait avec le progrès collectif. » Mais cette mystique cède la place à un développement d’organisations (qui n’ont pas toujours le statut d’entreprises) presque purement fonctionnelles, qui se focalisent sur une seule des « couches » qui constituaient jusqu’ici l’entreprise :

  • Un dispositif de création et de distribution de valeur économique : c’est ce que proposent les Distributed Autonomous Organizations (DAO), fondées à l’aide de la technologie blockchain, entièrement organisées autour de « contrats intelligents » (qui s’exécutent et se vérifient tout seuls, sans intermédiaires) : « En encodant informatiquement la mission de l’entreprise, nous créons un contrat inviolable qui génère du chiffre d’affaire, paie des gens pour accomplir des fonctions, mobilise le matériel dont il a besoin pour tourner, tout cela sans avoir besoin d’une direction humaine[2]. »
  • Un lieu de travail : les espaces de coworking qui se multiplient et se spécialisent le proposent, sans connexion claire avec des employeurs qui apprécient le gain en mètres carrés, tout en s’inquiétant de la fragilisation du lien avec leurs salariés.
  • Une communauté de travail : les coopératives d’activité et d’emploi réunissent et salarient des indépendants, qui sortent de leur solitude tout en continuant de travailler sous forme de missions pour des clients. L’intérim joue également ce rôle, et commencent d’ailleurs à prendre plus au sérieux leur rôle dans le développement personnel des individus qu’elles « placent », au point d’apparaître auprès de certains cadres supérieurs comme des alternatives désirables à des formes d’emploi plus pérennes, mais aussi plus enfermantes.
  • Un espace d’innovation ou de réalisation de projets : de nombreuses startups se créent autour d’un tel projet et n’ont pour perspective que celle de se vendre au plus vite à plus gros qu’elles, ce qui les dispense de créer une culture d’entreprise, de penser à l’évolution de son personnel, de trop se préoccuper des clients et autres « parties prenantes », etc.
  • Et l’on ne compte plus les entreprises spécialisées dont la fonction est d’externaliser telle ou telle fonction des entreprises qui sont leurs clientes : la production, la logistique, la comptabilité, la paie, mais aussi les RH ou la relation clients.

Reste-t-il alors le plus intéressant, la stratégie et la conception ? Pas toujours, si l’on considère les multiples dispositifs d’innovation collaborative (des fab labs aux plateformes de crowdsourcing) et les plateformes d’appariement qui prennent parfois la main sur les fonctions de conception, donc, dans une large mesure, sur la définition stratégique du positionnement.

Certes, dans de nombreux cas, les nouveaux acteurs décrits ci-dessus sont eux-mêmes des entreprises. Mais on trouve aussi des associations, des coopératives, voire même des communautés sans statut. Dans tous les cas, ce qui ressemble à une dissociation et une autonomisation des « couches » dont la réunion faisait auparavant l’entreprise, pourrait signaler une reconfiguration profonde du concept même d’entreprise.

 

Que fait le numérique à l’entreprise ?

Il semble aller de soi que le numérique est le facteur central de transformation de l’entreprise. Mais de quel numérique s’agit-il ? L’informatisation des entreprises est engagée depuis des années ; le concept « d’informatique stratégique », qui désigne l’usage du numérique pour transformer durablement les termes de référence d’un marché au profit d’une entreprise particulière, date des années 1980 (l’exemple canonique était alors celui d’American Airlines donnant naissance au système SABRE). Cependant, aujourd’hui, les entreprises recrutent des Chief Digital Officers chargés de la « transformation numérique », laissant entendre que les Directions informatiques (auxquelles les CDO ne sont pas rattachés) sont chargées d’autre chose, plus bassement technique et quotidienne – voire, qu’elles bloquent le changement.

Pourtant, les deux font bien du « numérique », et l’action de tous s’exprimera nécessairement, un jour ou l’autre, dans le « système d’information » de l’entreprise. N’y aurait-il pas matière à recherche, à propos de cette tension interne au numérique soi-même, devenue visible depuis que deux fonctions numériques de l’entreprise sont chargées, l’une de l’ordre, l’autre du désordre ?

D’autant que les deux orientations se radicalisent. D’un côté, l’informatique n’a jamais été aussi omniprésente, n’a jamais à ce point englobé toutes les dimensions, tous les moments de l’entreprise. L’« internet des objets » (qui n’a rien d’un internet) accentue cette tentation du pilotage fin de tout et tous, à laquelle invitent également une multitude de règles juridiques ou professionnelles en matière de traçabilité, d’impact, de sécurité, de qualité… De l’autre, le « digital » se situe toujours plus clairement du côté de l’agilité, de l’essai-erreur permanent, de l’ouverture et la collaboration, des frontières floues, de la transgression… Et le Big Data fait en quelque sorte le lien entre les deux, en outillant à la fois le smart qui porte l’obsession de la mesure et de l’efficience de l’échelle des processus individuels à celle des systèmes dans leur ensemble, et l’exploration systématique de formes de subversion du modèle d’affaires initial de l’entreprise.

C’est bien sûr la même discipline scientifique qui produit la smart grid, les ERP et les processus dématérialisés, Uber, Mechanical Turk, Facebook, et Thingiverse, mais qui ne voit qu’elle est mise au service de forces profondément différentes, voire opposées ?

 

L’entreprise lieu de conflits

Or le récit du numérique est trop souvent, trop facilement, celui de la concorde générale dans l’entreprise, ainsi qu’entre l’entreprise et son environnement. Grâce au numérique, on aurait des employés à la fois plus autonomes, plus engagés et plus performants ; une organisation plus légère (en personnel notamment), plus réactive, plus proche de ses clients et plus efficiente ; des clients mieux servis, de manière plus personnalisée, plus attachés à la marque ; une activité conforme à la législation et aux principes du développement durable… Or bien évidemment, ces objectifs sont autant, voire plus en tension les uns avec les autres qu’auparavant !

Les études abondent pour montrer combien l’informatisation peut contredire le discours managérial sur l’autonomie et l’injonction à innover ; combien la « dématérialisation » des canaux relationnels peut détruire la relation clients ; que la numérisation ne garantit en rien la réduction de l’empreinte écologique de l’entreprise ; et l’on pourrait poursuivre la liste. Mais il suffit de s’intéresser à l’actualité pour constater que la période enchantée de la numérisation s’achève, alors que resurgissent des contestations de plus en plus vive face à des effets de domination et de captation de valeur qui, eux-mêmes, se dissimulent de moins en moins. Autre nouveauté : les conflits ne mettent pas seulement face à face salariés et direction (ou actionnaires), mais également fournisseurs (dépendants et écrasés), pseudo-indépendants (les chauffeurs d’Uber), utilisateurs (digital labor), clients (de Monsanto par exemple), « surtraitants » (les créateurs d’apps évincés de l’Apple Store), autres parties prenantes…

Il va falloir recommencer à prendre au sérieux le rapport de force, voire le conflit, comme élément structurant du devenir d’une entreprise. On voit revenir des travaux sur le contenu et les formes à venir du « dialogue social ». Mais on voit aussi des entreprises « choisir leur camp » : certaines ne se préoccupent explicitement que de leurs actionnaires (à commencer par les DAO), d’autres se focalisent sur leurs collaborateurs (à commencer par les coopératives de production), d’autres encore sur une mission d’intérêt général (l’entrepreneuriat social, en plein développement, et qui entretient des rapports malaisés avec l’ancienne « économie sociale et solidaire »). Tandis que le salaire qu’atteignent certains dirigeants peut également signaler le retour en grâce de cette « technostructure » que dénonçait Galbraith, qui ne se préoccupe que de la croissance à long terme de l’entreprise, aussi indépendamment que possible des désirs des actionnaires comme des collaborateurs.

 

Entreprendre et produire dans un monde fini

Enfin, la célébration de l’innovation et de la transformation numériques fait l’impasse, ou bien passe trop vite, sur les deux tendances structurantes des décennies à venir, le vieillissement des populations et le changement climatique (à la fois au travers de ses effets et du combat pour en limiter l’ampleur). On ne se débarrassera pas de ces questions en les rangeant dans la case « responsabilité sociétale » : soit le business as usual perdure et nous nous orientons vraisemblablement vers des crises longues et cruelles, soit nous serons capables de transformer en profondeur nos systèmes de production, de consommation, sociaux, de formation, de santé…

En matière climatique, par exemple, contenir le réchauffement sous les 2°C exige de diviser nos émissions de gaz à effet de serre au moins par quatre d’ici à 2050 – ce qui suppose de les rendre carrément nuls, voire négatifs, dans de très nombreuses activités. C’est un objectif extraordinairement ambitieux et difficile. À titre indicatif, l’efficience énergétique de notre production a augmenté́ de 35 % en 40 ans[3] : si rien d’autre ne changeait, il faudrait cette fois qu’elle augmente de 300 % en 35 ans !

Autant dire qu’on ne pourra pas se contenter d’ajustements techniques. Pour relever un tel défi, nous avons besoin de nouvelles manières de décider, d’agir, de produire, de consommer, d’échanger, de vivre… L’usage de plus en plus courant du mot “transition” n’a rien d’anodin : il décrit en effet “le passage d’un état de départ du système (ou « régime »), devenu instable, à un état d’arrivée stable ou en tout cas, adapté aux conditions du moment[4].” Une transition est bien un changement global qui touche à la fois les modèles économiques, politiques et sociaux. La technologie y joue un rôle majeur, mais comme déclencheur et support de transformations structurelles.

L’entreprise d’aujourd’hui n’est ni armée, ni accompagnée pour opérer un tel virage. Elle ne sait pas bien mesurer ce que l’on nomme si bien les « externalités » de son activité : comment les internaliser vraiment, d’une manière aussi profonde que les mesures financières ? Elle a idéalisé l’image d’un travailleur dynamique, engagé, inventif, autonome et multitâches : comment donner une vraie place à leurs futurs collaborateurs octogénaires ? Rien, si ce n’est la Loi ou la pression de l’opinion, n’incite ou n’aide aujourd’hui l’entreprise à préparer sa transition écologique ou transgénérationnelle, surtout si celles-ci sont également synonymes de croissance plus lente, de profits plus faibles. La recherche pourrait éclairer ce chemin, dégager quelques pistes, identifier les grands choix qu’il faudra faire.

 

 

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L’ampleur des transformations à venir obligera les chercheurs en management à sortir de leur discipline, voire à la reconfigurer. L’entreprise de demain n’est pas celle d’aujourd’hui en plus numérique, plus performante, plus… C’est, plutôt, un ensemble de formes plus diverses et parfois inédites d’organisations, de rapports économiques et sociaux, de manières de concevoir, produire et vendre. Si l’unité de base de la pensée managériale change de nature, tout le reste devra suivre. Les sciences du management ont toujours été plus prescriptives, plus proches de l’action, que d’autres disciplines. Revers de la médaille, elles ne pourront pas se contenter d’observer ces transformations : elles devront les anticiper et pour cela prendre des risques, intellectuels certes, mais sans doute aussi entrepreneuriaux.

 

 

[1] « Imagining A Corporation In 2050 », Backchannel, 2015 – https://backchannel.com/what-will-a-corporation-look-like-in-2050-281978852fc4

[2] Buterin, Vitalik, « Bootstrapping A Decentralized Autonomous Corporation« . Bitcoin Magazine, 2013

[3] Jean-Marc Jancovici, “L’équation de Kaya”, 2014 – http://www.manicore.com/documentation/serre/kaya.html

[4] Fing, Questions Numériques, édition 2015 “Transitions”, http://reseau.fing.org/qntransitions

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