Contribution de Daniel Kaplan à l’ouvrage Open models for sustainability (2016), coordonné par Louis-David Benyayer, en collaboration avec le programme Transitions².
Pourquoi, alors que tant de gens intelligents et souvent sincères y travaillent, progressons-nous si peu vers une réelle transition écologique ? Parce que nous ne parvenons pas à faire changer les systèmes, nous n’en changeons que les extrémités. L’extrême technicisation du champ de l’environnement apparaît par exemple comme une impassee, parce qu’on n’a jamais opéré de grande transition sur la base de calculs rationnels. Mesurer, compter, calculer, n’a rien de négatif bien sûr, tant que cela ne nous devient pas l’objectif à la place de l’objectif…
Pourquoi des modèles ?
Pour faire véritablement « transitions », c’est-à-dire faire changer d’état des systèmes entiers, il faut dépasser l’optimisation technique, qu’elle soit directe (efficience, productivité…) ou systémique (« smart »). Il faut changer la logique interne des systèmes, ce qui en meut les rouages et les acteurs – les « modèles », à la fois comme ensemble de dispositifs et d’incitations, et comme imaginaires normatifs. Ce sont bien nos modèles de production et de consommation qui doivent changer ; et les technlogies-clés de ce changement-là sont d’abord des technologies de coordination d’une part (au sens très large : coopération, échange, mesure, représentation collective, délibération…), et des technologies de l’imaginaire d’autre part.
Oublions l’imaginaire un moment. Nous avons besoins de nouveaux modes d’organisation et d’agencement des activités humaines, de nouvelles modalités de production et d’échange, d’une transformation dans la nature des produits, des services et des « expériences ». Pour prendre un exemple simple, le partage d’un véhicule a un effet écologique infiniment supérieur à l’amélioration de son rendement énergétique.
Au niveau des « comportements », un individu n’agira que très rarement sur la base d’arguments moraux ou de chiffres, si ceux-ci ne s’appuient pas aussi sur des ressorts économiques, sociaux ou expérientiels.
Il y reste beaucoup de potentiel à explorer en matière de partage et de mutualisation, de dé-matérialisation et servicialisation, de transformation des objets pour en étendre le spectre et la durée d’usage, etc. Mais tout cela repose sur des modèles d’ensemble : des acteurs dont c’est le métier et le ressort, des écosystèmes, des circuits, des termes d’échange et de coopération…
Pourquoi des modèles ouverts ?
L’approche ouverte présente de nombreux avantages lorsqu’il s’agit de mettre au point, non pas seulement de nouveaux produits, mais de nouveaux modèles. Elle facilite une forme d’exploration systématique de différents chemins et solutions pour aborder chaque problème, ainsi que la combinaison souple des métiers et compétences nécessaires : le projet peut se décomposer en modules spécialisés reliés par des interfaces ouvertes, ce qui permet également à différentes équipes de proposer des approches différentes, concurrentes ou complémentaires : c’est ainsi que le projet Wikispeed a pu concevoir et prototyper en quelques mois une automobile à la fois totalement modulaire et particulièrement économe en énergie. Certes, l’ingénierie concourante fait cela depuis longtemps, mais elle le fait en général dans des systèmes très hiérarchiques (pilotés par un donneur d’ordres) et n’est pas accessible à des tout petits acteurs.
L’approche ouverte invite également les projets à ne pas se penser comme des îles, mais comme des briques qui s’appuieront sur d’autres briques et en soutiendront d’autres à leur tour. C’est évident pour les composants logiciels, mais également dans la conception d’objets : ainsi, le projet de micro-générateur solaire portable Sunzilla a-t-il profité du « camp » POC21 organisé en août 2015 pour adopter l’interface logicielle issue d’un autre projet, l’Open Energy Monitor, ainsi que pour élargir sa vision en travaillant sur l’interconnexion de générateurs.
Si l’on prend encore un peu de recul, la décision politique ne saura pas (du moins pas à elle seule) provoquer des changements de modèles aussi amples et profonds que ceux dont nous avons besoin ; on peut le regretter, mais c’est ainsi. La destruction créative schumpeterienne (la « disruption ») sait mieux le faire, mais le plus souvent dans des jeux gagnant-perdant qui suscitent des résistances massives et pas forcément injustifiées ; les formes actuelles de capture mondiale de la valeur que pratiquent les grandes plateformes numériques n’ont en général rien de vertueux d’un point de vue écologique et social.
L’exploration d’autres modèles – qui s’appuient nécessairement sur des modalités nouvelles de calcul et de répartition de la « valeur », quelle que soit la manière dont on l’entend – devient beaucoup plus facile si ceux-ci s’appuient sur une compréhension commune des termes de la collaboration, partagée entre tous les acteurs. L’ouverture devient une condition de la confiance Elle ne signifie pas forcément que chacun est l’égal de l’autre, mais que les agencements peuvent se comprendre, se discuter et que leur fonctionnement peut se vérifier. Sans elle, rien ne changera vraiment, en profondeur, ou alors dans la violence – économique (l’« uberisation ») ou politique.
Pourquoi des modèles économiques ouverts ?
La dernière condition pour obtenir un changement systémique est bien sûr une condition d’échelle. Il y a besoin de petite échelle, mais aussi de grande et de très grande échelle, et de passages incessants d’une échelle à l’autre. L’hypothèse séduisante d’une « relocalisation » qui reposerait sur un affaiblissement des interdépendances et des liens concrets entre les communautés humaines au seul bénéfice des liens au sein de chaque communauté, ne résiste pas à l’analyse : nous sommes trop nombreux pour cela et la pression du monde jeune, qui ne se contentera pas de ce qu’il n’a pas, nous en empêcherait même si nous le tentions (pensons à la crise des réfugiés de 2015, qui n’est qu’une modeste préfiguration de celles que nous connaîtrons dans les décennies à venir). Interdépendants et interconnectés nous sommes et resterons.
Par conséquent nous avons besoin de formes de collaboration à grande échelle, ainsi que d’interconnexions horizontales (agrégation, à une même échelle) et verticales (articulations, entre échelles). Nous en avons besoin sans plan d’ensemble, dans le respect de la diversité des acteurs, dispositifs, besoins ; et nous avons besoin que ces agrégations et articulations fonctionnent de manière plutôt fiable et pérenne. Pour accomplir cela, nous n’avons pas trouvé beaucoup mieux que des modèles économiques – mais entendons-nous : il y en a de nombreux types et à l’évidence, nous avons besoin de retravailler la manière de mesurer la valeur, de cerner ce qui est « internalité » et « externalité », de compter ou ne pas compter les contributions et les prélèvements, etc. Les « communs », par exemple, sont aussi une forme de modèle économique (et le support de nombreux autres).
Ainsi, quel est le « modèle économique » de Faircap, un projet « open » qui consiste à concevoir des petits filtres antibactériens en plastique, qui se vissent sur une bouteille en plastique pour rendre potable à peu près n’importe quelle eau moyennant une dépense d’un euro ? Les schémas sont open source et il suffit de les télécharger pour imprimer soi-même en 3D un, ou pourquoi pas 1000 filtres, et en faire un commerce local, sans rien devoir à l’entrepreneur Mauricio Cordova. Rien n’interdit non plus de modifier le plan pour l’adapter à d’autres récipients ou pour améliorer les filtres. Cordova ne deviendra jamais riche grâce à Faircap, mais sa prochaine campagne de crowdfunding lui permettra d’affiner son concept et sans doute d’en vivre quelque temps avant de passer à autre chose. Il y a bien un modèle économique, mais totalement distribué entre le concepteur, ses émules partout dans le monde, les micro-fabriques locales qui imprimeront les bouchons, les commerçants qui les vendront – et aussi, pourquoi pas, les systèmes de santé qui auront moins de gens à soigner, voire les communautés qui bénéficieront de la meilleure santé de leurs membres. Et ce qui est certain, c’est qu’un modèle « classique » n’aurait jamais permis à cette invention d’accéder à autant de points de production et de distribution en aussi peu de temps, avec aussi peu de capital.
Les acteurs de l’open sont-ils naturellement écologistes?
L’open – comme approche, communauté, dispositif juridique et économique – peut donc puissamment contribuer au succès de projets dont l’objectif est écologique et/ou social. Il existe une proximité philosophique entre l’écologie et la philosophie open, si tant est que l’une comme l’autre peuvent se définir de manière simple et homogène. Les deux sont en tout cas attachés à des formes de collaboration qui ne reposent pas exclusivement sur l’échange marchand. Mais le lien ne va pas forcément beaucoup plus loin, en tout cas pas tout seul. Ainsi, certains des groupes qui travaillent sur des automobiles open source réunissent plutôt des amateurs de belles bagnoles « tunées » que des militants écologistes ! Certaines communautés open source sont plutôt mues par une passion technologique que par une attention particulière aux effets ou aux usages des techniques concernées.
Sans une approche de nature systémique, l’open n’a rien de particulièrement écologique. Il peut s’avérer utile à des projets écologiques comme à des projets qui ne le sont pas. La dimension écologique ne découle pas naturellement de pratiques ouvertes, partageuses, collaboratives : si l’intention de changer un système ne suffit pas, sans cette intention, rien ne se passe.
Et même quand l’intention est présente, plusieurs mondes peuvent en découler. Parmi les « écomodernistes », qui militent au nom de l’écologie en faveur de l’énergie nucléaire, des manipulations génétiques et de la géoingénierie, on compte certainement de nombreux militants et praticiens de l’open source, comme condition de l’accès de tous au meilleur de la technologie et du progrès. Idem parmi ceux qu’une telle perspective horrifie et qui en appellent plutôt à une réorientation de notre modèle de développement dont la croissance économique ne serait plus l’indicateur unique – voire, à la « décroissance ».
Les imaginaires d’une transition ouverte et durable
L’intuition centrale du projet Transitions2 est que le numérique propose un chemin à la transition écologique, laquelle propose un but à la transition numérique.
Dans un chemin, il y a l’idée du chemin. Les humains n’ont jamais engagé de grande transformation sans imaginaire, sans récits à se raconter à soi-même et aux autres. La raison, voire la contrainte, comptent, mais ne suffisent pas. Le développement du numérique s’est toujours appuyé sur une production imaginaire foisonnante, artistique et intellectuelle, entrepreneuriale et politique : Matrix et Snow Crash, les « autoroutes de l’information » et la cyberculture, la Silicon Valley et les hackers… Désirables ou non, délirants ou froidement marketés, ces récits continuent de nourrir la flamme et on en trouve même la trace nostalgique dans les dénonciations actuelles des dérives marchandes ou liberticides du numérique.
Une partie de notre difficulté à engager une transition écologique réside dans notre difficulté à imaginer la forme qu’elle pourrait prendre et le monde auquel elle donnerait naissance. Il y a bien un imaginaire qui se propose, celui d’une « simplicité volontaire », d’une frugalité heureuse au sein de petites communautés à peu près autosuffisantes. L’inconvénient de cette vision monacale, y compris dans la joie spirituelle qu’elle exprime, est que fort peu de gens la feront leur, à commencer par ceux à qui la « simplicité » s’impose aujourd’hui comme une contrainte économique. Globalement, la proposition écologique apparaît aujourd’hui triste, raisonnable et raisonneuse, parfois autoritaire.
D’autres récits, pourquoi pas divergents, viendront-ils inviter à une forme ou une autre de transition écologique ? Saurons-nous tirer des imaginaires numériques des visions d’un écosystème planétaire ayant retrouvé son équilibre, mais avec la part de jeu, d’invention, d’irrationnel et d’imprévu qui le rendent également humain ?
L’open pourrait fournir certains ingrédients à de telles histoires. Il fournit à la fois une manière de raconter un monde inventif et pluriel où, pourtant, tout ne repose pas sur le Marché, et des pratiques collaboratives à grande échelle qui n’ont pas nécessairement besoin d’institutions. Potentiellement au moins, il empower sans isoler, il donne une perspective aux actions locales, il relie l’idée à sa réalisation, l’individuel et le collectif, le plaisir d’innover et le sens de l’innovation.
Et l’open, comme démarche, invite également à la mise en partage des récits, à leur discussion, à leur évolution permanente ainsi qu’à leur mise à l’épreuve dans des utopies locales ou temporaires, pour faire fleurir d’autres récits, de ces récits qui font changer.
Défis réciproques
Produire des imaginaires désirables, tel est le défi que l’open peut lancer à l’écologie.
En retour, l’écologie comme perspective a plusieurs défis à lancer aux communautés open. Celui du sens, d’abord : dépasser la seule passion pour la technique afin de s’interroger clairement sur le sens qu’elle prend en société, sur ses usages et le cas échéant, ses effets. Il ne s’agit pas de se mettre à prescrire des « bons » usages et d’en interdire d’autres, mais de s’intéresser à ce qui favorise ou non des transformations jugées favorables et d’orienter une part des efforts dans cette direction : les objets open source, par exemple, seront-ils des objets en plus, juste un peu moins chers ou plus personnalisables, ou bien nous aideront-ils à explorer la manière de satisfaire nos besoins (même irrationnels) tout en possédant moins ?
L’écologie est par essence une pensée systémique, qui s’intéresse à la fois aux composantes de l’écosystème et à leurs interactions multiples et réciproques. Penser systémique est toujours difficile pour un innovateur, forcément concentré sur la réussite de son projet. Mais le mieux intentionné des projets, porté par le plus écologiste des entrepreneurs, peut se cogner à la complexité de ces interactions, à commencer par l’« effet rebond » : les économies d’énergie, les gains en efficience, se trouvent le plus souvent réinvestis dans de nouvelles consommations, soit du même objet (un véhicule sobre invite à parcourir plus de kilomètres), soit d’autre chose (les économies de chauffage permettent de se payer des vacances aux tropiques). L’open a besoin de penser systémique pour changer le monde. Parce qu’il invite à « jouer collectif », il n’a pas de mal à le faire, mais il faut systématiser et outiller la démarche : par exemple, ne pas se contenter de décrire des interfaces, mais imaginer concrètement des interactions avec d’autres projets et objets.
Enfin, l’écologie comme l’open font face à la difficulté de compter autrement : ne pas tout mesurer en unités monétaires, construire d’autres indicateurs tout en sachant quand il vaut mieux ne pas mesurer, distinguer indicateurs collectifs et individuels, relier ou ne pas relier la mesure à des formes de rétribution, etc. Il s’agit cette fois d’un défi qui les concerne tous les deux, et c’est donc par là qu’on pourrait commencer.